Atelier d'écriture pour inventer sa ville utopique
Une ville utopique imaginée par des Aurovilliens!
Isabelle
Le paradoxe de Sitaphal
Accroché à un arbre, un fruit, grenade, sitaphal. Je m’approche et soudain, je suis dans ce lieu de rencontre destiné à celui qui cherche.
Pas de porte, pas de fenêtre, chacun, en se présentant, accède à cet espace sans limite.
Pour l’explorateur de toujours, ce fruit, cette fleur, cet océan porte la ruche qui l’attend et qu’il invente.
Il l’habite, la pense, la crée.
Son ami est là. Son amour respire.
Le temps papillonne, virevolte, en ces lieux supposés.
Pourquoi le suivre ?
Je vais où l’amour me porte.
Comment décrire mon rêve, ma vie ?
L’ambroisie, la lumière émanent de chaque passant et se partagent.
Pourquoi parler, pourquoi penser ? Nos aurores boréales donnent naissance à chaque lieu de vie et de présence.
TAJ
Visite à Cybèleville[1]
Depuis le temps que j'essaie, j'ai finalement eu raison de la psyché dans laquelle se reflètent, langoureux comme Morphée, l'arsenal de mes croyances, les divagations de ma pensée et les cachotteries de mon esprit. L’observation assidue de la fixité des idées, du malaise émotionnel et de la futilité des préjugés, me renvoyait sans cesse à un constat cuisant d'échec quant à mes progrès intérieur. Il fallu donc à grand renfort d'introversion impartiale, d’exercices physique et de jeûnes prolongés, opiniâtrement craquer l'immobilisme des habitudes, briser les conventions sectaires, et de mes limites dénoncer les justifications médiocres, pour enfin commencer d'œuvrer au démembrement de ces croyances tenaces qui me voudraient séparé d'avec autrui.
En franchissant ce miroir là j’attendais une révélation inondée de lumière diaphane, de flotter dans un éther mauve et doré, possiblement de produire quelques miracles héroïques, ou pour le moins d'ascensionner à la connaissance. Que nenni ! Me voici désenchanté, déambulant au hasard d'une réalité en tout point uniforme à celle d'où je viens et que j'ai si ardemment désiré quitter. Du pareil au même, kif-kif, copie conforme. Ici le ciel couronne la terre, l'eau coule dans le sens de la pente, le vent soulève la poussière et les feuilles tombent des arbres. J’évolue dans une ville à l'identique, je longe les mêmes bâtiments, je marche dans les mêmes rues, je parle aux mêmes gens. Dans ma maison aussi rien n'a changé. Le lit tendu de draps roses, les manuscrits stoïques qui patientent sur le bureau, la cuisine délicieuse délicatement parfumée. Que ce soit dans l’intensité de l'astre solaire, le cristal de l'air, le spectre des couleurs ou dans le vibrato des sons rien, vraiment rien n'atteste de mon triomphe absolu et irréversible sur l'obscurantisme, ni ne trompette l'aboutissement glorieux de ma conscience transcendantale. Que dalle !
Pourtant il reste indéniable que j'accédais à un nouveau monde. Quand bien même ni l'apparence des lieux ni l'allure des gens n'ont changées, certain détails agaçants ne cessent de piquer ma curiosité. Petit à petit se révèlent à mon regard les aspects de cette réalité banale pourtant altérée. Dans cet univers l'air ondule d'un frisson ténu. Un souffle rare qui accorde la simplicité, à la bienveillance et à la paix. Les gens détendus vaquent à leurs occupations, le cœur revêtu d'une étoffe délicate tissée de douceur, d'assurance et de béatitude circonspecte. Au travers de la gentillesse, de la bonté et de l’hospitalité des citoyens on comprend mieux le climat de dévouement et de don de soi qui a cours à Cybèleville. Au centre de la cité, sur un îlot qu'entoure un lac scintillant, se trouve un sanctuaire magnifique aux dimensions grandioses, de marbre blanc et d'or. Il règne en ce saint des saints une quiétude et une atmosphère de mysticisme glorieux propres aux temples construit par les hommes. Entouré de jardin fabuleux le panthéon reçoit un flot permanent de ceux qui viennent en contrition rendre hommage à Cybèle la déesse mère. Certains adeptes aident spontanément leurs frères et leurs sœurs à comprendre la façon adéquate qu'il convient d'adopter pour approcher le divin. Moi, miné par la déconvenue que la familiarité confer à cette aventure, je redoute en mon for intérieur la possibilité d'une antithèse qui fournirait la preuve amer de ma propre vanité de croire que mon arrivée à Cybèleville cautionne mon agrandissement.
Intrigué par l'atmosphère environnante je m’évertue à deviner par quelle pirouette, dans ce monde calqué sur celui que je connaîs, les affaires des hommes semblent adopter ici la franchise, la chaleur et la délicatesse propre à l'amour. L'adaptation s’avère difficile. J'ai le sentiment que l'harmonie dont je fais le bilan en ces lieux, prends sa source dans les démarches de fond entreprises collectivement, autant que dans la foi cultivée individuellement par les habitants de Cybèleville. Moi élu parmi les élus, ennemi farouche de l'ego, amateur amusé du jeu de Lego, gardien vigilant de la morale moralisante et dépositaire économe du fluide de divinité divine, me voilà confondu par ce que l'ignoramus maximus banal a compris, réalisé ou atteint d’emblée cependant que moi, je délibère ! Il y a erreur, infamie, vice de forme, m'insurge-t-il intérieurement. Je ne perdrais rien pour avoir attendu ! D'une bête pensée, une pensée tout ce qu'il y a de plus ordinaire, voilà que la brume se dissipe et que le mystère se lève. Cette impulsion d’électricité cérébrale m'arrive un matin au réveil. J'ai faim ! Urge-m'en-je d'un ton péremptoire dans ma caboche.
CRACK ! ZIP ! BAM BOUM !
Me voici assis dans mon lit un pti't-déj sur les genoux. Un plateau réglementaire avec orange franchement pressée du carton, œuf a la coque – mollet, pain cramé sur les bords, copeaux de beurre pingre, cubes de confiotes colorisées et E-machinisées, jus de chaussette, et en prime une rose insignifiante vasouillant dans du verre taillé qui voudrait faire croire à son origine Bohêmeland.
Lecteur chéri, voit mon consterne ment sur écran technicolor. Je pense et j’obtiens aussi sec ! Ça fout les jetons ! Plus fort que Jésus, il se servait du verbe, lui. Moi, je n'ai même plus besoin de la voix il suffit que j'évoque ! Tu peux, lectrice idéale, imaginer la fébrilité gambergeante dans laquelle cette découverte m'intergalactise. Supposons que j’adhérasse aux usages de nos frères les mangeurs de graines germées, m'eut-on régalé d'un en-cas certifié bio, cru et verdoyant ? Que je professasse comme paysan cantalien à Martal, un marteau[2] en quelque sorte, aurais-je trouvé du choux farci et de la saucisse truffade dans mon assiette ? Je m'interroge.
Je confesse que la tentation d'employer cette trouvaille égoïstement s'imposa aussitôt à mon esprit et que je ne fis aucun effort pour y résister. Tout, absolument tout, se trouve littéralement à porté d'imagination. Les premiers temps on se fait plaisir avec n'importe quoi. Comme cette fois ou j’eus l’idée de faire du canoë kayak dans les eaux blanches de l’Ariège. Pourquoi pas, si seulement la chimère m'avait prise ailleurs que dans un autobus. Laissez-moi vous dire que les voyageurs ont moyennement apprécié de recevoir des paquets d'eau en pleine poire. Ou encore ce jour là quand faisant la file dans une boulangerie, subjugué par la beauté de la marchande, je ne pouvais me défendre de penser, et les hommes savent de quoi je parle : « je me ferais bien la boulangère moi ! »... Je vous passe les détails.
Comment, lecteur intrépide, qu'ouïs-je ? Tu réclames des détails ! Tu trépignes ! Tu bavotes ! Tu veux la version X ! Soit, je le concède je te dois tout mon crédit, une fière chandelle comme dirait frère Jacques. Dès lors pourquoi devrais-je te priver de tenir celle-ci ? Je reprends donc ; en attendant pour acheter des miches je reluquais celles de la belle ouvrière en pensant : « je me ferais bien la... » Oh et puis non ! Je vais quand même ne pas me laisser tyranniser par des inconnus sous prétexte qu’ils ont déboursé quelques malheureuses piécettes pour l’avantage de l’œuvre incommensurable présente ci-devant. Je soupçonne même certain d'entre vous d'avoir obtenu cette copie chez un complice. Même pas que vous régalez Saint Copyright, vilains filous. Alors pas de grivoiserie pour le petit lecteur coquin. Tu sais, au cas que tu nécessiterais, internet regorge de polissonneries gratos !
Revenons à nos moutons. Cette télépathie créatrice comporte des côtés moins reluisants – pour ainsi dire. Des enfants impitoyables s'amusent pendant des heures à tirailler maîtres et chiens dans des directions opposées. Certains diables déplacent les crottes fraîches sous les chaussures des passants d'autres, plus méchants, créent des carambolages de piétons. À maintes occasions je me trouvais moi-même le dindon de leurs farces. Mais comme à l'habitude avec les innovations, l'ardeur finit par diminuer avec le temps. Une fois passé la primeur de faire ses emplettes sans bouger de chez soi, de passer en tête de file à la banque, de ne jamais tomber en panne d'essence, de manger ce que l'on veut quand on le veut sans prendre de poids ni en perdre, de faire son ménage à une vitesse qui ferait pâlir Mary Poppins, de faire briller le soleil ou tomber la pluie, de changer la carnation des fleurs, de faire japper les chats et feuler les chiens, de chanter comme Pavaruso, de peindre comme Picanoir et de jouer la comédie comme Alich Caprisse, et bien quand cette effervescence retombe on se trouve habité par un appétit aiguisé d'un commerce idéaliste avec le privilège de façonner l’existence.
De surcroît l'abus de nombrilisme autolâtre affaiblit beaucoup les effets de cette bénédiction. S'il est devenu un jeu d'enfant de modifier la couleur de l’océan, je constate que je n'obtiens que très rarement le bleu recherché. Satisfaire mon besoin affectif, fastoche me direz-vous, mais il faut bien se rendre a l’évidence que ma femme et mes enfants expriment leur amour d'une manière rabâchée qui me satisfait de moins en moins. Si je peux aisément donner forme aux fantasmes et aux désirs impérialistes que je projette sur des créatures de rêve, et si les ébats amoureux qui en résultent ont effectivement les feux de la passion et de l'extase cependant l’amour, lui, fait la planche à repasser. L'opulence matérielle se joue sur le bout de mes ambitions. Mais changer dix fois de voiture en une semaine et instantanément piloter la flotte de jets supersoniques dont je dispose, cela tourne rapidement à l'indigestion consommatrice et à l’asphyxie du caractère. Quel ennui !
Pour faire florès, je découvre la nécessité d'adopter dans ma pensée la sincérité et la franchise alignées avec les flux de l'abondance et du mérite. Assurément, la clé du succès se trouve dans l’élévation de l'intention. Je dois poursuivre la compréhension du phénomène, tout en m'astreignant à l’étude critique des motivations sous-jacentes à mes desseins. Je me trouve donc, par la force des choses, reconnecté à l’aspiration altruiste qui fait vibrer le cœur de tous les hommes. Décidément la nature, spirituelle, connaît bien son affaire ! Une interrogation audacieuse affleure dès lors à mon esprit. Ne devrais-je pas ; plutôt que de m’abîmer en des poursuites creuses et exclusives, consacrer ma force d’âme à l’adoucissement des maux de l’humanité et à l’avènement du sublime sur terre ?
J'ai sérieusement et longuement méditer au sujet de cette proposition. Les points chaux ne manquent pas. Répartition inégale des richesses, famine, guerre fratricide, torture, lâcheté, abus de pouvoir endémique, exploitation de l’homme par l’homme, trafic d’êtres humains, racisme, servitude féminine, infanticide, excision, commerce sexuel, apartheid sensuel, avilissement des peuples aborigènes, pogroms, génocides, frontières crées par des politiques imbéciles, alcoolisme, violence domestique, viol de complaisance, hébétude narcotique et j'en passe... Il reste les autres grands sujets : l'exploitation de la nature, la pollution, la destruction des forêts, l'agriculture chimique, la progression des déserts, la fonte des glaces, la montée des eaux, le manque d'eau, l'effet de serre, la destruction des fonds sous marins et je ne parle pas du traitement réservé aux animaux, aux plantes et aux minéraux... Comme dirait l'autre, y'a du boulot ! Les impératifs m’assiègent, l'urgence m'afflige, l'amertume me gagne, le doute m'envahit. Par où commencer ? Je pantoise rudement... Au final, l’âme enjoint à l'action pour le bien de tous.
À Cybèleville, univers bienheureux sur lequel les tracas du monde n'ont pas prise, les cybilains[3] se félicitent chaque jour de la dérogation dont ils font l'objet. Jamais, vous ne croiserez sur les chemins ombragés de cette utopie, un seul être s’employant aux barbaries qui paraissent amuser le reste du monde. Architectes des certitudes, les cybilains érigent au quotidien les règles et les préceptes de l’excellence morale qui établit la preuve de la présence divine qui les habite et qu'ils adorent. Comment servir ceux qui manifestent toutes les choses par miracle, et qui de surcroît, commandent à la bienveillance exclusive de Cybèle, la mère des mères ? Je cherche ardemment l’idée géniale qui m'autorisera de prétendre à l’absolu, mais voilà qu'une hypothèse osée tambourine à l'huis de ma jugeote. Si les cybilains n'ont aucune soif pour connecter avec leur alter ego, raisonne-je, par quel orgueil devrais-je cautionner ou adopter leurs prémices pour affecter avec eux l'aboutissement du Grand Œuvre ? Je coquerique saluant cette nouvelle clarté. Le cœur ne réverbère-t-il pas du chant d’amitié, de pureté et de fraternité orchestré et dirigé au dedans ? Tintinnabulent mes méninges. Quel vacarme ! Le bourdon ronfle, la cloche carillonne. À cette heure je claironne : un travail vibrant et profond se forgera dans le feu de la détermination. Assourdissant, le marteau de l'authenticité frappe sur l'enclume de l'exigence. Il me faut donc pardonner à mes propres limites, choisir de gommer les conditionnements et armer le bras qui sabrera les status Quo auxquels je sers obstinément de caisse de résonance. Cet appel vibrant et pressant sonnaille affolé au tympan de ma conscience.
En un sursaut éperdu me voici, les yeux grands ouverts, lové dans la douceur des corps complices au creux de mon lit tendu de draps roses. J’abats ma main sur le réveil matin qui hurle d'une alarme désobligeante. Il me faut cinq bonnes minutes de bullage cotonneux pour totalement revenir à la présence de la pièce et de mon corps. Les rêves les plus nobles aussi ont une fin. Je titube groggy jusqu'à la salle d'eau pour mes ablutions et là dans la lumière crue du plafonnier je croise mon reflet, de l'autre coté du miroir, qui m'observe d'un air sibyllin.
[1] Cybèle, déesse mère des dieux dans la mythologie grecque – d'origine phrygienne.
[2]En vérité les martois habitent Martal.
[3]Habitants de Cybèleville
A bientôt,… je prends le prochain arc-en-ciel.
Auroville, 21 mars 2015