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Les Baladantes
22 mars 2015

Atelier d'écriture pour inventer sa ville utopique

Une ville utopique imaginée par des Aurovilliens!

 

Isabelle

Le paradoxe de Sitaphal

Accroché à un arbre, un fruit, grenade, sitaphal. Je m’approche et soudain, je suis dans ce lieu de rencontre destiné à celui qui cherche.

Pas de porte, pas de fenêtre, chacun, en se présentant, accède à cet espace sans limite.

Pour l’explorateur de toujours, ce fruit, cette fleur, cet océan porte la ruche qui l’attend et qu’il invente.

Il l’habite, la pense, la crée.

Son ami est là. Son amour respire.

Le temps papillonne, virevolte, en ces lieux supposés.

Pourquoi le suivre ?

 

Je vais où l’amour me porte.

 

Comment décrire mon rêve, ma vie ?

 

L’ambroisie, la lumière émanent de chaque passant et se partagent.

 

Pourquoi parler, pourquoi penser ? Nos aurores boréales donnent naissance à chaque lieu de vie et de présence.

 

TAJ

Visite à Cybèleville[1]

Depuis le temps que j'essaie, j'ai finalement eu raison de la psyché dans laquelle se reflètent, langoureux comme Morphée, l'arsenal de mes croyances, les divagations de ma pensée et les cachotteries de mon esprit. L’observation assidue de la fixité des idées, du malaise émotionnel et de la futilité des préjugés, me renvoyait sans cesse à un constat cuisant d'échec quant à mes progrès intérieur. Il fallu donc à grand renfort d'introversion impartiale, d’exercices physique et de jeûnes prolongés, opiniâtrement craquer l'immobilisme des habitudes, briser les conventions sectaires, et de mes limites dénoncer les justifications médiocres, pour enfin commencer d'œuvrer au démembrement de ces croyances tenaces qui me voudraient séparé d'avec autrui.

En franchissant ce miroir là j’attendais une révélation inondée de lumière diaphane, de flotter dans un éther mauve et doré, possiblement de produire quelques miracles héroïques, ou pour le moins d'ascensionner à la connaissance. Que nenni ! Me voici désenchanté, déambulant au hasard d'une réalité en tout point uniforme à celle d'où je viens et que j'ai si ardemment désiré quitter. Du pareil au même, kif-kif, copie conforme. Ici le ciel couronne la terre, l'eau coule dans le sens de la pente, le vent soulève la poussière et les feuilles tombent des arbres. J’évolue dans une ville à l'identique, je longe les mêmes bâtiments, je marche dans les mêmes rues, je parle aux mêmes gens. Dans ma maison aussi rien n'a changé. Le lit tendu de draps roses, les manuscrits stoïques qui patientent sur le bureau, la cuisine délicieuse délicatement parfumée. Que ce soit dans l’intensité de l'astre solaire, le cristal de l'air, le spectre des couleurs ou dans le vibrato des sons rien, vraiment rien n'atteste de mon triomphe absolu et irréversible sur l'obscurantisme, ni ne trompette l'aboutissement glorieux de ma conscience transcendantale. Que dalle !

Pourtant il reste indéniable que j'accédais à un nouveau monde. Quand bien même ni l'apparence des lieux ni l'allure des gens n'ont changées, certain détails agaçants ne cessent de piquer ma curiosité. Petit à petit se révèlent à mon regard les aspects de cette réalité banale pourtant altérée. Dans cet univers l'air ondule d'un frisson ténu. Un souffle rare qui accorde la simplicité, à la bienveillance et à la paix. Les gens détendus vaquent à leurs occupations, le cœur revêtu d'une étoffe délicate tissée de douceur, d'assurance et de béatitude circonspecte. Au travers de la gentillesse, de la bonté et de l’hospitalité des citoyens on comprend mieux le climat de dévouement et de don de soi qui a cours à Cybèleville. Au centre de la cité, sur un îlot qu'entoure un lac scintillant, se trouve un sanctuaire magnifique aux dimensions grandioses, de marbre blanc et d'or. Il règne en ce saint des saints une quiétude et une atmosphère de mysticisme glorieux propres aux temples construit par les hommes. Entouré de jardin fabuleux le panthéon reçoit un flot permanent de ceux qui viennent en contrition rendre hommage à Cybèle la déesse mère. Certains adeptes aident spontanément leurs frères et leurs sœurs à comprendre la façon adéquate qu'il convient d'adopter pour approcher le divin. Moi, miné par la déconvenue que la familiarité confer à cette aventure, je redoute en mon for intérieur la possibilité d'une antithèse qui fournirait la preuve amer de ma propre vanité de croire que mon arrivée à Cybèleville cautionne mon agrandissement.

Intrigué par l'atmosphère environnante je m’évertue à deviner par quelle pirouette, dans ce monde calqué sur celui que je connaîs, les affaires des hommes semblent adopter ici la franchise, la chaleur et la délicatesse propre à l'amour. L'adaptation s’avère difficile. J'ai le sentiment que l'harmonie dont je fais le bilan en ces lieux, prends sa source dans les démarches de fond entreprises collectivement, autant que dans la foi cultivée individuellement par les habitants de Cybèleville. Moi élu parmi les élus, ennemi farouche de l'ego, amateur amusé du jeu de Lego, gardien vigilant de la morale moralisante et dépositaire économe du fluide de divinité divine, me voilà confondu par ce que l'ignoramus maximus banal a compris, réalisé ou atteint d’emblée cependant que moi, je délibère ! Il y a erreur, infamie, vice de forme, m'insurge-t-il intérieurement. Je ne perdrais rien pour avoir attendu ! D'une bête pensée, une pensée tout ce qu'il y a de plus ordinaire, voilà que la brume se dissipe et que le mystère se lève. Cette impulsion d’électricité cérébrale m'arrive un matin au réveil. J'ai faim ! Urge-m'en-je d'un ton péremptoire dans ma caboche.

CRACK ! ZIP ! BAM BOUM !

Me voici assis dans mon lit un pti't-déj sur les genoux. Un plateau réglementaire avec orange franchement pressée du carton, œuf a la coque – mollet, pain cramé sur les bords, copeaux de beurre pingre, cubes de confiotes colorisées et E-machinisées, jus de chaussette, et en prime une rose insignifiante vasouillant dans du verre taillé qui voudrait faire croire à son origine Bohêmeland.

Lecteur chéri, voit mon consterne ment sur écran technicolor. Je pense et j’obtiens aussi sec ! Ça fout les jetons ! Plus fort que Jésus, il se servait du verbe, lui. Moi, je n'ai même plus besoin de la voix il suffit que j'évoque ! Tu peux, lectrice idéale, imaginer la fébrilité gambergeante dans laquelle cette découverte m'intergalactise. Supposons que j’adhérasse aux usages de nos frères les mangeurs de graines germées, m'eut-on régalé d'un en-cas certifié bio, cru et verdoyant ? Que je professasse comme paysan cantalien à Martal, un marteau[2] en quelque sorte, aurais-je trouvé du choux farci et de la saucisse truffade dans mon assiette ? Je m'interroge.

Je confesse que la tentation d'employer cette trouvaille égoïstement s'imposa aussitôt à mon esprit et que je ne fis aucun effort pour y résister. Tout, absolument tout, se trouve littéralement à porté d'imagination. Les premiers temps on se fait plaisir avec n'importe quoi. Comme cette fois ou j’eus l’idée de faire du canoë kayak dans les eaux blanches de l’Ariège. Pourquoi pas, si seulement la chimère m'avait prise ailleurs que dans un autobus. Laissez-moi vous dire que les voyageurs ont moyennement apprécié de recevoir des paquets d'eau en pleine poire. Ou encore ce jour là quand faisant la file dans une boulangerie, subjugué par la beauté de la marchande, je ne pouvais me défendre de penser, et les hommes savent de quoi je parle : « je me ferais bien la boulangère moi ! »... Je vous passe les détails.

Comment, lecteur intrépide, qu'ouïs-je ? Tu réclames des détails ! Tu trépignes ! Tu bavotes ! Tu veux la version X ! Soit, je le concède je te dois tout mon crédit, une fière chandelle comme dirait frère Jacques. Dès lors pourquoi devrais-je te priver de tenir celle-ci ? Je reprends donc ; en attendant pour acheter des miches je reluquais celles de la belle ouvrière en pensant : « je me ferais bien la... » Oh et puis non ! Je vais quand même ne pas me laisser tyranniser par des inconnus sous prétexte qu’ils ont déboursé quelques malheureuses piécettes pour l’avantage de l’œuvre incommensurable présente ci-devant. Je soupçonne même certain d'entre vous d'avoir obtenu cette copie chez un complice. Même pas que vous régalez Saint Copyright, vilains filous. Alors pas de grivoiserie pour le petit lecteur coquin. Tu sais, au cas que tu nécessiterais, internet regorge de polissonneries gratos !

Revenons à nos moutons. Cette télépathie créatrice comporte des côtés moins reluisants – pour ainsi dire. Des enfants impitoyables s'amusent pendant des heures à tirailler maîtres et chiens dans des directions opposées. Certains diables déplacent les crottes fraîches sous les chaussures des passants d'autres, plus méchants, créent des carambolages de piétons. À maintes occasions je me trouvais moi-même le dindon de leurs farces. Mais comme à l'habitude avec les innovations, l'ardeur finit par diminuer avec le temps. Une fois passé la primeur de faire ses emplettes sans bouger de chez soi, de passer en tête de file à la banque, de ne jamais tomber en panne d'essence, de manger ce que l'on veut quand on le veut sans prendre de poids ni en perdre, de faire son ménage à une vitesse qui ferait pâlir Mary Poppins, de faire briller le soleil ou tomber la pluie, de changer la carnation des fleurs, de faire japper les chats et feuler les chiens, de chanter comme Pavaruso, de peindre comme Picanoir et de jouer la comédie comme Alich Caprisse, et bien quand cette effervescence retombe on se trouve habité par un appétit aiguisé d'un commerce idéaliste avec le privilège de façonner l’existence.

De surcroît l'abus de nombrilisme autolâtre affaiblit beaucoup les effets de cette bénédiction. S'il est devenu un jeu d'enfant de modifier la couleur de l’océan, je constate que je n'obtiens que très rarement le bleu recherché. Satisfaire mon besoin affectif, fastoche me direz-vous, mais il faut bien se rendre a l’évidence que ma femme et mes enfants expriment leur amour d'une manière rabâchée qui me satisfait de moins en moins. Si je peux aisément donner forme aux fantasmes et aux désirs impérialistes que je projette sur des créatures de rêve, et si les ébats amoureux qui en résultent ont effectivement les feux de la passion et de l'extase cependant l’amour, lui, fait la planche à repasser. L'opulence matérielle se joue sur le bout de mes ambitions. Mais changer dix fois de voiture en une semaine et instantanément piloter la flotte de jets supersoniques dont je dispose, cela tourne rapidement à l'indigestion consommatrice et à l’asphyxie du caractère. Quel ennui !

Pour faire florès, je découvre la nécessité d'adopter dans ma pensée la sincérité et la franchise alignées avec les flux de l'abondance et du mérite. Assurément, la clé du succès se trouve dans l’élévation de l'intention. Je dois poursuivre la compréhension du phénomène, tout en m'astreignant à l’étude critique des motivations sous-jacentes à mes desseins. Je me trouve donc, par la force des choses, reconnecté à l’aspiration altruiste qui fait vibrer le cœur de tous les hommes. Décidément la nature, spirituelle, connaît bien son affaire ! Une interrogation audacieuse affleure dès lors à mon esprit. Ne devrais-je pas ; plutôt que de m’abîmer en des poursuites creuses et exclusives, consacrer ma force d’âme à l’adoucissement des maux de l’humanité et à l’avènement du sublime sur terre ?

J'ai sérieusement et longuement méditer au sujet de cette proposition. Les points chaux ne manquent pas. Répartition inégale des richesses, famine, guerre fratricide, torture, lâcheté, abus de pouvoir endémique, exploitation de l’homme par l’homme, trafic d’êtres humains, racisme, servitude féminine, infanticide, excision, commerce sexuel, apartheid sensuel, avilissement des peuples aborigènes, pogroms, génocides, frontières crées par des politiques imbéciles, alcoolisme, violence domestique, viol de complaisance, hébétude narcotique et j'en passe... Il reste les autres grands sujets : l'exploitation de la nature, la pollution, la destruction des forêts, l'agriculture chimique, la progression des déserts, la fonte des glaces, la montée des eaux, le manque d'eau, l'effet de serre, la destruction des fonds sous marins et je ne parle pas du traitement réservé aux animaux, aux plantes et aux minéraux... Comme dirait l'autre, y'a du boulot ! Les impératifs m’assiègent, l'urgence m'afflige, l'amertume me gagne, le doute m'envahit. Par où commencer ? Je pantoise rudement... Au final, l’âme enjoint à l'action pour le bien de tous.

À Cybèleville, univers bienheureux sur lequel les tracas du monde n'ont pas prise, les cybilains[3] se félicitent chaque jour de la dérogation dont ils font l'objet. Jamais, vous ne croiserez sur les chemins ombragés de cette utopie, un seul être s’employant aux barbaries qui paraissent amuser le reste du monde. Architectes des certitudes, les cybilains érigent au quotidien les règles et les préceptes de l’excellence morale qui établit la preuve de la présence divine qui les habite et qu'ils adorent. Comment servir ceux qui manifestent toutes les choses par miracle, et qui de surcroît, commandent à la bienveillance exclusive de Cybèle, la mère des mères ? Je cherche ardemment l’idée géniale qui m'autorisera de prétendre à l’absolu, mais voilà qu'une hypothèse osée tambourine à l'huis de ma jugeote. Si les cybilains n'ont aucune soif pour connecter avec leur alter ego,  raisonne-je, par quel orgueil devrais-je cautionner ou adopter leurs prémices pour affecter avec eux l'aboutissement du Grand Œuvre ? Je coquerique saluant cette nouvelle clarté. Le cœur ne réverbère-t-il pas du chant d’amitié, de pureté et de fraternité orchestré et dirigé au dedans ? Tintinnabulent mes méninges. Quel vacarme ! Le bourdon ronfle, la cloche carillonne. À cette heure je claironne : un travail vibrant et profond se forgera dans le feu de la détermination. Assourdissant, le marteau de l'authenticité frappe sur l'enclume de l'exigence. Il me faut donc pardonner à mes propres limites, choisir de gommer les conditionnements et armer le bras qui sabrera les status Quo auxquels je sers obstinément de caisse de résonance. Cet appel vibrant et pressant sonnaille affolé au tympan de ma conscience.

En un sursaut éperdu me voici, les yeux grands ouverts, lové dans la douceur des corps complices au creux de mon lit tendu de draps roses. J’abats ma main sur le réveil matin qui hurle d'une alarme désobligeante. Il me faut cinq bonnes minutes de bullage cotonneux pour totalement revenir à la présence de la pièce et de mon corps. Les rêves les plus nobles aussi ont une fin. Je titube groggy jusqu'à la salle d'eau pour mes ablutions et là dans la lumière crue du plafonnier je croise mon reflet, de l'autre coté du miroir, qui m'observe d'un air sibyllin.



[1] Cybèle, déesse mère des dieux dans la mythologie grecque – d'origine phrygienne.

[2]En vérité les martois habitent Martal.

[3]Habitants de Cybèleville

 

A bientôt,… je prends le prochain arc-en-ciel.

Auroville, 21 mars 2015

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11 mars 2015

Dans le cadre d'AUROLIRE atelier d'écriture pour voyager autrement

Dans le cadre d'AUROLIRE atelier d'écriture pour voyager autrement

 

 

FRANCIS     21/02/15

                                                                                           Voyage, rencontre par accueil

 

Je pars en stop : auto, mopped, charrette, camion ou tracteur, avec tout véhicule qui veut bien m’aider à avancer dans la direction que le précédent véhicule a prise.

Et je découvre la vie des gens et les endroits traversés par mes échanges avec les chauffeurs et co-passagers.

Je quitte  la maison de mes amis, perdue  dans le Larzac, sur la petite route je fais signe aux véhicules pour monter avec eux. Le troisième est un tracteur qui s’arrête et me demande : « Ou allez-vous ? » «  Juste quelques temps dans votre direction ». Le cultivateur surpris me prends puis questionne « Vous allez voir des amis ? »  « Non, je suis là pour vous rencontrer, pour rencontrer les gens ouverts qui me prennent ». Nous ne nous connaissons pas » « Et bien, je suis écœurè, je suis obligée de me séparer de Roseline » « De qui ? » «  La vache noiraude que moi et ma femme et moi nous aimons le plus ». Mais sa ferme est la.

Je monte avec un camionneur. Le bruit du moteur est couvert par une musique anti-arabe.   « Ce sont tous des menteurs, il faudrait les écraser comme de la vermine .ils nous prennent tout et abusent de tout … » . Je laisse dire sa haine de l’autre cristallisée sur un groupe. En me quittant, il est détendu d’avoir pu l’exprimer.

Je monte ensuite dans la charrette de passage avec des enfants. « Tu ne vas nulle part ? - Goutes mes cerises. » ….

 

TAJ    21 Février 2015

TOURISMOTOURIST [turismoturist] subst. masc.

Personne qui a pour activité de lever le voile, en soulignant le typique et l'insolite, sur des lieux familiers qu'elle connaît intimement au profit de voyageurs en transit et dans le but de satisfaire son goût pour la découverte et son désir d'enrichir son expérience avant tout égocentrique à travers le regard et les sensations d'autrui. (Définition : Le Petit Ignare Illustré)

**************

 La mouche du tourismotourisme m'a piquée un jour alors que j’égrainais la chaîne des souvenirs ensoleillés, tissée sur la trame de mon enfance. Réminiscence bleutée qui me transporte vers Tanger, ville bergère, perchée sur un promontoire, qui escorte deux troupeaux à la fois - les moutons écumeux de l'Atlantique à l'Occident et ceux plus dociles de la Méditerranée à l'Orient.

Lovée au creux d'une anse qui s’arque-boute lentement vers l'Est depuis le vieux port en direction du Cap Malabata, Tanger donne asile, sans distinction et sans a priori, à tous ceux qui abordent aux sables dorés de sa baie. Tous, trouvent dans les bras de Tanger l'hospitalité que l'on réserve d'ordinaire aux amis perdus, enfin retrouvés. Le petit peuple volubile, industrieux et altruiste contribue à porter haute la réputation de pittoresque corsé octroyé à la cité.

Mais, si Tanger séduit par son accueil et la douceur qu'on a d'y vivre, il suffit que la nature s'en mêle, pour découvrir le côté impulsif de son tempérament. D'occasion, le Chergui, le vent des fous comme on l'appelle ici, tourmente la ville d'un aiguillon excessif. Balayant en rafales terribles les artères offertes dans la partie moderne, l'aquilon pernicieux fouille tout aussi outrageusement le dédale des venelles encaissées et des placettes exiguës de la Médina. De longues journées chaotiques succèdent à des nuits de hurlements, qui précédent à des journées d’angoisse. Il n'y a alors, pas le moindre recoin de la ville, qui n'échappe au fouet glacial et meurtrissant du vent salé qui se déchaîne à l'Est. Mais, sans vouloir contrarier les vitres brisées, les volets malmenés, les portes battues ou les toitures brutalisées, et sans porter ombrage à la mer démontée qui cognent furieusement la digue en la chevauchant de ses vagues endiablées, ni au remue-ménage des feuilles et des papiers ; il faut le dire, les dégâts les plus graves se constatent au fond des yeux vitreux, malheureux, rompus des habitants et encore plus tragiquement dans leur têtes frappées d'un souffle ardent de déraison. Je met quiconque au défi de trouver un seul Tangérois qui aurait le cynisme de refuser d'échanger trois jours du vent du Sud, le Sirocco tiède, beige et grinçant, contre un seul jour acéré du Chergui glacial des dingues !

Et pourtant, des châtiments de la nature, celui qui maintient les autochtones en alerte constante, frappe lorsque le ciel se vidange soudainement en trombes d'eau qui déchaînent des inondations ahurissantes. Construite sur un amas de collines, reposant dans un bassinet en hauteur qui à son tour surplombe la ceinture étroite du littoral, Tanger offre la topographie idéale pour qu'un Zeus farceur y déclenche un déluge aux proportions bibliques. Au changement des saisons, lorsque l'orage crève les nuages de sa foudre, l'averse s'abaisse en un rideau compact d'une flotte drue, dure et froide. De par sa nature ruisselante, l'eau cherche à rejoindre, au plus vite, les flots saturniens de la baie. Elle trouve à son dessein, de formidable alliés dans les innombrable pentes au flanc de l'escarpement. Quinze minutes de pluie transforme la Place de France en une cuvette bouillonnante qui se déverse à gauche par la Rue de la Liberté vers la Place du 9 Avril 47 et par le devant au travers de l'ancien cimetière Israélite et de la Rue de Murillo vers l'Avenue d'Espagne en contrebas. La Rue Des Vignes transformée en une furieuse avalanche blanche interdit tout espoir d’ascension. Au marché de la Rue de Fez taillé en terrasses, les légumistes du haut, de l'eau jusqu'aux mollets, s'affaire à surélever leurs cageots. Dans la partie basse du marché les Tangérois ont des souvenirs de débordements tragi-comiques quand les poissonniers immergés jusqu'à la poitrine tentent de récupéré leur pêche arrachée à leur étalage par une inondation invincible. Dans le fond de la Médina, les jours de pluie, il suffit de voir le remous torrentiel pour que tout à coup l'on comprenne le sens des pas de porte surélevés, au jambage montant parfois jusqu'à un mètre de hauteur.

Mais le Tangérois a acquit l’expérience et la sagesse qui prônent à la patience. Si le cataclysme frappe brusquement on sait ici qu'il cessera tout aussi soudainement. Bientôt la ville tournesol, pour se sécher, tournera son visage et son bitume au soleil déjà revenu. Les Dieux, bien au sec dans leurs Champs-élysées, s'amuseront sans doute de la déroute et du fracas qu'ils ont causés. Néanmoins les oiseaux pépillent maintenant et le ruisseau charrie les feuilles et les brindilles barbotées aux arbres. Phébus, narcisse aveuglant, s'admire dans des flaques d'eau claire. Partout dans les rues les voitures étincelantes jouent au hors-bord en redécouvrant qu'elle ont des roues. Revoilà l'ardeur qui fredonne au cœur de la cité. Après l'orage, quelle joie de respirer l'air frais dans la ville rendue à ses habitudes !

Sous l'entassement des maisons, des immeubles et des rues, le rivage peigné de sable blond s’abandonne volontiers aux rouleaux cadencés de la Méditerranée. Les Tangérois, de tout les ages considèrent ʺLa Plageʺ[1], étirée au cœur de la ville, comme leur aire de jeu ancestrale et légitime. Mes parents, en quête de quiétude à l'encontre d'éventuel mélange d'avec les indigènes, s'acquittaient annuellement et pour toute la famille du forfait d'entrée à la plage privée du Yacht Club[2]. N'en déplaise à mon cher papa, j'ai fait sur la plage publique de Tanger, de l'autre coté des barrières barbelées, les rencontres attachantes associées à la mémoire que je retrace pour vous aujourd'hui. À huit ans, en culotte de bain les yeux rougis par le sel et les narines dégoulinantes, il reste bien peu d'obstacles à l'amour qui anime les âmes diaphanes des géants qui nous habitent. L'enfance, par bonheur, exempt des préjugés d'adultes, n’inhibe pas son élan d'amitié par des concepts abscons comme le grain de la peau, le crêpé du cheveux, la musique du langage, l’anguleux des côtelettes, pas plus que par le rapiécé du vêtement ou les différences des quartiers où chacun habite.

La première fois que j'ai vu Redwan, son visage tranquille et frondeur, m'a immédiatement conquit. Une tignasse exubérante, des épaules en portemanteaux, le thorax osseux, des genoux cagneux et la ramure filiforme, il avait une grosse tête posée sur un corps dynamique et efflanqué. Il a suffit qu'il éclaire son visage d'un sourire abondant de dents blanches et qu'il allume le brasier de bienveillance espiègle au fond de ses yeux noirs, pour que je me livre sans retenu au magnétisme fier qu'il émanait. Lorsqu'il m'apparut obstruant mon soleil, les bras croisés sur le torse, les pied plantés dans le sable, il me toisait d'un air moqueur. Moi accroupis dans le ressac je délibérais, penaud, de la méthode qu'il convient d'employer pour se saisir d'une sole enfouie sous le sable mouillé du bord de l'eau. Quand il eut pleinement savourer l'empire, mi-craintif mi-admiratif qu'il avait sur moi, il tirât pour finir de derrière son dos, un coutelas de fortune fabriqué d'un morceau de roseau effilé. D'un geste rapide et précis il planta son arme en arrière de la tête dans l’ouïe du poisson. Vainqueur, brandissant sa prise contre l'azur égal du ciel, il me fit signe de le suivre.

Il m’entraîna loin, très loin, de la clôture protectrice du Yatch Club tout au bout de la plage à l’endroit où l'Avenue des F.A.R.[3] se termine en cul de sac et disparaît sous une bousculade de dunes contiguës à la plage. Là, nous retrouvâmes, entre les bosses sablonneuses,  deux gamins assis autour d'un feu de bois flotté, un carré de fer biscornu fumant par dessus. Redwan sans chichi lâcha la sole sur la plaque ardente où elle commença aussitôt de grésiller. Puis, d'un geste de la main, m'indiquant de m’asseoir et dans un français qui ne s’apprend pas à l'École Berchet[4] il me présenta aux deux gosses qui m'observaient avec curiosité en se demandant pourquoi, celui qu'ils considéraient à l'évidence comme leur chef, s’embarrassait d'un niais de l'autre bout de la plage. Pourtant, Rachid se fendit d'un sourire franc dans un visage ouvert. Chérif, la peau noire brillante à la physionomie ronde du contentement gloussait de dérision. Ce jour là, entre les buttes, tous les quatre nous brûlant les doigts et la langue de la chair cramée d'un poisson, un pacte d'amitié se lia qui aujourd'hui encore parle de nostalgie à mon cœur déraciné. Il m'arrive dans ma vie d'adulte, de rejoindre les copains au cours de mes divagations, je me les raconte en me faisant des romans. J'imagine Chérif richissime, une descendance tapageuse s’épanouissant à ses pieds. Rachid en mécanicien génial, ou en parrain astucieux d'un réseau de contrebandiers, ou les deux. Quand à Redwan, il apparaît dans mes fables tantôt guidant les touristes dans la Médina, tantôt en mollah indulgent enseignant la compassion et les lumières, ou encore en ermite assis en méditation dans une grotte secrète.

Depuis que je les avais rencontrés, aussitôt que mes pieds touchaient le sable, je m’affranchissait à tire-d'aile de la captivité du Yacht Club pour retrouver les copains. J'ai vécu entre Chérif, Rachid et Redwan l'age d’or de mon enfance. J'en garde le souvenir d'une série ininterrompue de journées ensoleillées et d'aventures à la fois coquasses, effrayantes, dangereuses, voir interdites. Dans les vagues de ʺLa Plageʺ j'échappais momentanément au carcan paternel et je posais les premiers repères de mon caractère propre.

L'été succédait à l’été et voilà que notre troupe s'enrichissait d'un nouveau membre. Un jour Redwan arriva traînant derrière lui un petit farfadet rigolo que nous adoptâmes tout de suite comme notre mascotte. Zineb, avait un physique à l'opposée de celui de son frère, elle se pelotonnait sur elle-même autant que Redwan s’élançait vers le ciel. Boulotte, haute comme trois pommes, des yeux en boutons de bottine, des dents aiguisées, elle avait un joli visage encadré par deux grosses tresses roussies au héné. Depuis qu'on l'avait acceptée dans la bande, on la trouvait en permanence, les pieds nus, dans un cafetan trop grand et rapiécé, trottinant à trois pas en arrière des grands. Peu-t-on l'expliquer par la différence des langages ou doit-on le mettre sur le compte de mes yeux bleu, il me semble bien que Zineb faisait montre de plus de timidité et de gaucherie à mon égards qu'envers les deux autres.

Nous, les héritiers impuissants, avons pleurés la métamorphose de Tanger. En conséquence des ordres égoïstes d'un souverain capricieux, nous vîmes Tanger privée de la splendeur de sa baie et de son authenticité. En quelques courtes années, le bord de mer se transfigura en une lèpre de verre et de béton toujours plus agressive qui finit par avaler la plage toute entière. Les dents acérées de ce requin là portaient des noms aussi ridicules que prétentieux. Le Shéhérazade, Le Hilton, Le Solazur, Le Mogador, Le Mirage, L'Ibis, Le Chellah, Le Marco Polo, Le Cesar, Le Rio, Le Marina, Le Palais du Calife, Le Ramada, Le Rembrandt, Le Biarritz... et j'en passe[5]. Par le truchement de ces gigantesques vautours blancs, qui refroidissaient de leurs ombres des pâtés de maisons entiers, Hassan tua dans l’œuf la possibilité d’offrir au monde une expérience sincère et véritable de Tanger. Il faut admettre, à la décharge de la couronne, que le touriste se déplace en troupeau serré et qu'il se laisse invariablement interpeller par tout ce qui lui rappelle là d'où il vient et que majoritairement il ignore les us et coutumes des lieux qu'il visite. Alors, s'il veut un steak frite agrémenté d'un peu de cresson servit sur une assiette à la façon des céramiques de Safi, de Fez ou d'Essaouira, pourquoi ne pas le lui servir ? Surtout si la trésorerie royale en fait le profit[6]... Peut-on dés lors faire un procès aux Tangérois qui, suivant l'exemple éclairé de leur bon roi, se laissèrent tenter par la cupidité. Nous les avons vu corrompre leur nature hospitalière pour la monnayer au flot incessant des agneaux. Chacun ne cherchait-il pas là un biais d'enrichir son quotidien ?

Notre territoire subit donc le bulldozer et la bétonneuse. Désormais le temps passé sur la plage relevait plus du défi Apache que de l’enivrement de vent et de liberté qui jadis gonflait nos poitrines. En effet il nous fallait, maintenant, déjouer la surveillance des chaouchs[7] pour accéder au sable. En vérité cette partie de cache cache nous excitait de bonheur, mais après la construction des grands hôtels nous n'avons jamais retrouvé la désinvolture sauvageonne de nos premiers étés sur la plage. Il fallu donc trouver des occupations à nos après-midis souvent inactives.

Un passe-temps duquel nous tâchions de nous amuser, nous employait a observer l'arrivée des ferrys qui venaient bassement se débarrasser chez nous de leur cargaison de touristes en provenance de Gibraltar, d'Algesiras de Malaga ou de Cadix. Juchés en rang d'oignons sur le mur de la rue du Portugal qui surplombe les jetées du port d'une falaise de douze mètres de hauteur, nous guettions les voitures qui sortant du pont inférieur des vaisseaux devaient nous présenter leur coffre arrière pour se diriger vers le poste de douanes. À l’époque on trouvait accolés au cul des autos un écusson signifiant le pays d'origine des autonautes. Le jeu consistait donc à remplacer la première lettre du mot 'vacance' par la lettre visible sur l'écusson. Nous voilà, nous écriant à chacun notre tour : ̶ Facance pour une voiture venue de France  ̶  Bacance pour la Belgique  ̶  Dacance pour l'Allemagne  ̶  GBacance pour le Royaume Uni  ̶  Iacance pour le l'Italie et ainsi de suite.

On pouvait aussi nous voir traîner sous les arcades de l'Avenue des F.A.R. en face de la gare ferroviaire, a étudier les joueurs de dominos, a renifler les brochettes bronzant sur les kanouns[8] ou encore a rendre de menus services aux fumeurs de Kif[9] et aux mangeurs de Majoun[10] qui somnolaient en extase dans les encoignures sombres. Sur un geste on courais chercher des allumettes, on allais quérir un verre de thé, on bondissait pour rapporter un shkofa[11] aussitôt emmancher sur le Sebsi[12]. Certes nous avons gagné beaucoup d'amis qui toujours se montrèrent généreux envers notre empressement, mais avec le recul je me demande si la fréquentation assidue de ce petit monde étourdit d’indolente insouciance ne nous a pas guidés vers ce qui allait devenir notre occupation favorite.

L’observation nous enseigna que l'estivant appréhende Tanger comme le guichet d'entrée vers un exotisme énigmatique  ̶  Tanger porte du Maroc, Maroc seuil de l'Afrique. En vérité un Maroc bien peu différent de l'Espagne qui vivote quatorze kilomètres au Nord et une Afrique encore plus bronzée que noire. Néanmoins les touristes béas qui déambulent dans les rues, tombent couramment en arrêt, caméra au poing, à la vue de l'échoppe d'Aziz le marchant d’épices et devant le déballage de Moktar le drapier. Ils se pâment là, devant l'inconcevable beauté, s'il faut les croire. L’excursionniste, lui, a la manie de s'approprier de tout ce qu'il voit en crépitant de son Canon qui sème la terreur[13]. Un petit âne exténué, une porte rouge, une enfant qui tend la main, un aveugle le nez dans les parfums du vent, le porteur d'eau bigarré de pompons multicolore, une montagnarde sous un chapeau à large bords qui affiche l'appartenance à son clan par la rayure traditionnelle de son vêtement.

— Quel sans gêne ? Doivent-ils continuer ainsi, ces ignorants impie, a effrayer les brave gens en volant les âmes ? N'ont-ils donc jamais rien vu ?

Mais, malgré leur comportement bruyant et cavalier, il subsiste dans le regard des tout-tristes une ombre d’anxiété apeurée qui suggéra, un jour à Redwan l'idée de leur servir de guide. Habitant lui même dans les hauteurs, une rue adjacente au Fort de la Kasbah, Redwan proposait que nous fassions découvrir aux vacanciers, la partie ancienne de la ville et la Médina proprement dite. Le visiteur aurait alors la chance de faire une exploration éclairée du labyrinthe. En vertu de notre connaissance intime du terrain, le droit de partager l'amour que nous portions à nos rues, nous revenait à juste titre. Il va sans dire que nous comptions bien sur quelques piécettes comme juste récompense de nos efforts. Nous devisâmes donc de l’itinéraire propice pour aller à la rencontrer du figuier de la place des écrivains publique, des badigeons de chaux vive bleutée, des portes sculptées, des bassins où murmure l'eau des fontaines, des galeries ornées de fresques fanées et de la verdure qui escalade les murailles des jardins secrets. Clou du spectacle, à mesure que l'on monte vers le Fort, les panoramas ahurissants qui vous happent ici au coin d'une ruelle, là en haut d'un escalier.

S'il nous fallu quelques tentatives pour comprendre la psychologie du voyageur, nous finîmes par mettre au point la manière qui devait nous servir maintes fois et qui a donné forme à l’idée du tourismotourisme. Par soucis d'efficacité et pour mieux inspirer confiance nous nous étions séparé en deux groupes. Rachid en compagnie de Chérif, Redwan et moi naturellement remorquant Zineb dans notre sillage. Il convenait donc d'aborder aimablement le client. On le sélectionnai de préférence seul, en couple ou en famille... mais justement en voilà une qui s'approche.

Lui, grassouillet, caméra autour du coup, déjà transpirant. Elle décharnée, avance guindée dans une robe coupée au dessus du genou d'un synthétique moderne et criard. Elle a un morveux de sept ans accroché à ses jambes. Dès qu'il aperçois les boucles ou les yeux foncés d'un gamin de son age, il s'autruche illico dans les jupes de maman. Autant dire que le mioche avance en apnée. Trois mètres en arrière du groupe, traîne une adolescente d'environ treize ans. Queue de cheval qui balance par derrière sa tête, de grosses lunettes noires qui lui masque le devant. Elle se coltine une démarche faite de mépris, d’indépendance et de dégoût.

Redwan me balance un coup de coude : —  Chouf[14], des facances.

Il s'agit maintenant de pas effrayer le quidam. Émergeant du clair-obscure de l'arcade, j'opte pour l'approche frontale, le regard franc, mais attention pas insistant. J'avance lentement leur donnant le temps d'apprécier ma belle petite gueule d'amour. En arrivant à leur hauteur je propose dans un français impeccable :

—  Une petite visite de la Médina messieurs dames ?

Au ralentissement à peine perceptible de son allure, je sais que la corde a vibrée.

—  Grand Socco ? Petit Socco ? Bab El Mansour[15] ?

Il se tourne vers elle, interrogateur. Ça sent bon pour moi. De la panoplie de mes sourires je sort celui de l’honnêteté candide, et sans laisser à madame le loisir de cogiter j'ajoute :

—  Fort de la Kasbah ? Palais Moulay Hafid ? Les plus belles vues de Tanger ?

Elle demeure le visage hermétique, pourtant ses épaules ont un petit soulèvement et ses yeux s'y prêtent : « Pourquoi pas ? » Lui, s'arrête pour me considérer d'un regard soupçonneux, le reste de la famille s'immobilise derrière lui. Ferré ! La corde se tends, il me jauge et commence a négocier. Aguerri au principe qui énonce que le touriste, neuf fois sur dix, payera la moitié de ce qu'on lui demande, j'annonce un prix de vingt Dirhams. Il m'en propose dix. J'accepte, à la condition qu'il paie d'avance. Marché conclu, et nous voilà parti.

Nous amorçons l’ascension par la Rue de la Marine. Nous traversons le marché sur la place du Petit Socco pénétrée des odeurs de la coriandre et de la menthe fraîche qui se marient à l'épices, la pêche et la viande. Nous laissons les boutiques de vaisselle et d'ustensiles en fer blanc. Plus haut nous débouchons le souffle court dans le bassin du Grand Socco. Au milieu du nuage de poussière soulevé par les autocars, la marée humaine nous engloutie. Nous nous frayons un passage parmi les voyageurs, attablés sur le trottoir, qui dévorent la soupe de fèves chaude proposée par un boui-boui crasseux. Téméraires, nous franchisons la rue. Sur le terre plein qui occupe le centre de l'agora, nous déambulons au milieu d'une foule, a l'attention, devant les conteurs, les acrobates et les charmeurs de serpents, un paradis pour les pickpockets. Au delà de cet ménagerie, nous avançons sous les frondaisons des deux jacarandas colossaux qui couronnent le marché du pain. Les vendeuses accroupies arrangent sur leur kilim[16] des pyramides de pain encore chaud. Nous débouchons dans le calme de la rue Sidi Bouabib où nous entrons visiter le cloître du Palais Moulay Hafid. Nous admirons un instant les magnifiques portes de cèdre sculpté, ornées de heurtoirs monumentaux en cuivre travaillés. Nous poursuivons par l'enfilade de la rue d'Italie pour pénétrer, à l'angle de l'Avenue Tétouane, dans le quartier des tanneurs où règne puanteur, saleté et gadoue. Toujours un succès avec les dames. Moi, gredin, je jubile de leur inconfort. Je pourrais ressortir immédiatement par la Rue El Jadida, au contraire je prends malicieusement le chemin qui longe les bains nauséabonds. Nous fuyons la pestilence par l'Avenue Ibn Al Abbar. Nous dépassons le cinéma Alcazar, temple de l’esthétisme kitsch qui charme autant qu'il amuse par sa faiblesse pour la meringue de plâtre aux couleurs pastels. Nous franchissons Bab Gzenaia pour pénétrer au delà des remparts dans la Médina véritable. Nous coupons L’Esplanade du Sbou cernée des échoppes de cristal côté ville et des marchant d'or côté Médina. Enfin nous attaquons l'ultime grimpée par la Rue Tijania. Rythmée d'orangers et de citronniers, cette voie en escalier de marches larges et faciles, monte vers le point culminant de la Médina. À la mi hauteur nous faisons un détour par le tombeau Ibn Battuta, l'explorateur Berbère du douzième siècle reconnu et respecter pour ses récits de voyages. Nous voilà tout en haut de la Médina sur le parvis du Fort de la Kasbah. Une vue grandiose à 180º s'ouvre sur la rade et le détroit de Gibraltar. Tandis que la famille s'extasie devant le spectacle de la baie azurée, je disparaît dans une petite rue et par la porte entrouverte de la maison de Redwan, les plantant là pauvres pigeons.

En embuscade sur la terrasse qui surplombe le site nous espionnons nos poires. Ils s’agitent. Lui marche de long en large. Lance une œillade inquisitrice à l’entrée des ruelles, les bras ballants, la mine défaite. Elle, elle l’engueule tout simplement.

Nous guettons patiemment l'ombre du désespoir sur leur physionomies, celle qui fera de Redwan un sauveur inespéré quand il apparaîtra sur la place déserte. On l'aborde, il fait mine de ne pas comprendre. Il fait semblant de continuer son chemin. On le retient par la manche, on le submerge de suppliques alarmées. Pour finir, le visage éclairé d'entendement Redwan propose :

—  J't'y amène a la gare des trains missiou ? Ci pas loin dix minoutes, t'y vou missiou. Wakha[17] ? Tout di suite j't'y montre, quarante Dirhams, Wakha ?

Comme prévu il en obtiendra vingt.

**************

Plus tard on se retrouvera chez le glacier de la Rue Goya. Double chocolat pour Redwan. Chocolat pistache pour moi, et pour Zineb vanille fraise qui lui empoissera les doigts en dégoulinant tandis qu'elle me dévore des yeux.



[1]À Tanger la plage n'avait pas de nom avant les grands développement immobilier des années 68 à 72, les Tangérois disait simplement La Plage.

[2]Seule plage privée de mon enfance. La plage du Yacht Club s'étendait, adossée à la digue du vieux port dans la partie la plus occidentale de la baie. La séparation se faisait par des poteaux aux couleurs rouge noir et jaune qui soutenaient des fils barbelés.

[3]Avenue des Forces Armées Royale, aujourd'hui Avenue Mohamed VI.

[4]École primaire française de Tanger.

[5]Chacun de ces hôtels morcelant la plage publique en autant de baignade privées, obligeant les Tangérois à rechercher l’accès aux vagues toujours plus loin le long de la baie.

[6]On sait par les archives publiques que la majorité des investissements qui ont financé la défiguration de la baie de Tanger venaient du roi Hassan II, des membres de la famille royale et des proche du pouvoir.

[7]Gardiens.

[8]Brasero portable.

[9]Cannabis mélangé à un peu de feuille de tabac et haché fin. Le Kif a la consistance d'une persillée.

[10]Pâte composer de dattes et figues mélangé à du hachisch.

[11]Petit fourneau de terre cuite placé en bout de la pipe du fumeur de Kif.

[12]Pipe du fumeur de Kif.

[13]Au début de l’arrivée massive des touristes les gens fuyaient les photographes. Plus tard il se feront simplement payer pour autoriser qu'on les prenne en photo.

[14]Regarde

[15]Porte El Mansour

[16]Tapis de prière

[17]D'accord

 

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